Les yeux entrouverts et la pluie qui tombe sous le charme de l'hiver. Je me sens bien dans les draps chauds dépeuplés. L'esprit en brouillard, il suffit de rêver à ce qui me passe par la tête. C'est difficile de se fixer des heures pendant les vacances. Et puis j'aurai fait plusieurs boulangeries. Je ne trouve pas la bonne musique. Dans la rue, j'ai l'impression que les gens avancent vers moi, qu'ils prennent les pas que j'ai décidé d'acheminer. Alors j'entends des Pardons, auxquels je ne réponds pas, je n'ai même pas envie de leur adresser un sourire du bout des lèvres. J'ai le coeur gros, ce n'est pas un bon jour. Ils foncent tous sur moi. Et je reste là, petite inconsciente. Tu vas te prendre un coup, et tu ne les évites plus, tu ne te caches même pas. Pas comme d’habitude. La camionnette s'est arrêtée dans le virage, j'ai dû éclabousser mes Converses de boue, bafouiller un Bonjour aux hommes de la ville. J'ai sonné trois fois à la porte de chez Hugues. Il m'a ouvert en peignoir, bas de pyjama, les lunettes mal posées sur le visage, les cheveux blonds en bataille et un bâillement en guise de bonjour. J'ai sorti les croissants, pains au chocolat de mon sac, et puis on a déjeuné à 11h. Parce que les vacances. Devant une série qui me rappelle ma seconde. Le pouf de sa chambre qui s'enfonce loin dans le sol. J'ai tournicoté mes cheveux autour de mes doigts. Y'a eu mes dossiers d' SVT arrachés, alors j'ai crié dans ses yeux de narcissique. Il a dû me suivre du regard dans ce film de fille avec les cinq Danseuses. Il y a eu ce "Mais Lucie, tu sais que t'es ma meilleure amie". Même si, avec un sourire rieur. On s'est analysé à l'im-parfait. Parce que décidément, nos défauts. Devant ce match de foot virtuel. Et puis, lire en travers les lignes de son trieur. Voir ces 8.5 en maths... parce qu'à cette époque, c'était le moment où toi, Antoine et moi on abandonnait. Enfin, moi un peu moins que vous deux! Parce qu'il se sentait bien entouré l'année dernière. Oui, je sais, je sais qu’on était 10 ou 15 à être tout le temps ensemble. Et tu vois où ils nous ont mené nos 18 ans? Ils nous ont séparé. Même L. je ne sais pas comment elle va. Alors tu vois, on aurait peut-être mieux fait de garder nos 17 ans dans les mains, d'aller se saouler à la fontaine de Jouvence, et oublier qu'on allait vieillir. Vieillir, parce que c'est comme ça, je l'accepte, mais grandir, non. Et puis, on s'est dit que tout le monde avait du charme. Alors forcément, j'ai relevé son côté détaché. Et il m'a dit que c’était dans mes yeux. Et que j'avais ces moues parfois qui accostent. Y' a eu son mot du jour, "c'est pathologique". Et au fond, aujourd’hui, ça m'a rappelé combien les vraies amitiés là-bas me manquaient.

Là-bas, parce qu'il faut déjà y retourner dimanche. Parce que je ne connais pas mon texte, que je n'ai pas fait mon monologue. Que j'ai dans l'esprit les joues mal rasées de Rémy. Et que j’ai l’humeur de quand j’ai faim. Je râle de tout, tant pis. Parce que sinon moi je tourne le dos, et je cours à l’envers. Peut-être qu’il n’y aura pas de boue. Ailleurs.

Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté !

Quand même tu serais une embûche dressée
Et le commencement de ma perdition !

Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je m'endormirai dans un rêve sans fin !

[Damien Saez, Ebauche n°2, Extraits de "Delphine et Hyppolyte", Les fleurs du Mal, Baudelaire]